vendredi 2 octobre 2009

Et le verbe s'est fait chair (L'Assemblée divine, 1)


Je n'eus pas le temps de fuir - cette silhouette énervée, dégingandée, presque machinale, se rapprocha de moi d'un pas que rien n'aurait pu arrêter. La cadence de ses gestes, en un formidable crescendo, émit un cliquetis insoutenable, et en un instant ce drôle d'être se planta devant moi. Miraculeusement parvenu à l'état d'inertie, il ne se donnait plus à voir comme automate ; c'était bien homme qui se tenait là. À vrai dire, cette créature mérite si peu ce nom qu'aujourd'hui encore j'ai grand peine à reconnaître en lui un semblable. Non que son extraction diffère grandement de la mienne, ou que ses plaisirs le mènent en des lieux où mon affection ne pénètre pas. L'immense gloire de mon nom est la plupart du temps l'unique instrument de ma distinction : comment ne pas voir partout valets et soubrettes lorsque mon corps va précédé de ces quatre mots, Duc de la Trémoïlle, qui sont à la fois mon essence et ma puissance ? Mais l'altérité que je fus forcé d'expérimenter ce jour-ci était d'un tout autre ressort. Devant ce Christiano de Heredia, à maints égards mon pair et mon complice, je ne pus que trembler devant la marche folle que notre Seigneur impose à sa Création.

Formé d'éléments quasi-géométriques et disjoints, cet assemblage de membres à figure humaine semblait venu sur Terre pour y propager l'effroi. La pièce centrale, un long rectangle cadenassé par d'étroites épaules, peinait à faire tenir les quatre cylindres qui partaient de lui comme d'un foyer. Ces derniers étaient tellement disparates qu'on ne pouvait guère apercevoir qu'il s'agissait là de deux paires de parties semblables. Cet ensemble pathétique, également affublé d'une sphère gigantesque qui trônait sur le reste par un mystérieux hasard, était recouvert de hardes qui, eussent-elles été de la plus noble et stupéfiante facture, n'auraient pu réparer les dommages irréversibles que la Nature avait infligée à ce pauvre diable. Et par une de ces secrètes harmonies que l'éternel flux des choses chérit, ces loques coïncidaient totalement avec le personnage qui les portait, de sorte que l'accord parfait qui se tenait devant moi était au plus haut point celui de la hideur.

L'apparition m'adressa gaillardement la parole, qui, bien que portée par un organe que d'aucuns diraient putride, était douce, assurée, pénétrante. Elle se déployait dans un espace d'une parfaite homogénéité, où le mot et l'idée étaient proprement indivis. Fermant les yeux, limitant autant que faire se peut l'activité de mes sens autres que l'ouïe, je me laissai bercer par ce flux aérien qui semblait être les choses mêmes et non pas leur image. Empli de cette certitude, insensible à tout ce qui n'était pas le verbe, je ne vis ni ne sentis la main - sec ovale effilé prolongeant l'un de ces cylindres - qui courait sur ma cuisse. Serpent devant son fakir, j'avais basculé dans un monde où mon corps s'était irrémédiablement détaché de mon être.

Puis subitement la parole s'éteignit, touchée dans ce qui lui donnait vie, car la main s'était retirée, comme piquée à vif par un venin que j'aurais sécrété, et je revins lentement à moi. Les sens brouillés, amalgamés, lancés, je ne pus d'abord qu'entendre un cliquetis allant crescendo, avant de voir la carcasse débile qui l'émettait disparaître au loin.


mercredi 2 septembre 2009

Boire à la source


Sans doute, Duc, me croyiez vous coeur digne d'être formé. Mais, pour ne pas déployer en vain d'aussi grands talents, pour en obtenir le succès que vous vous en promettiez, il fallait auparavant accompagner votre jeune novice avec plus de soin. Entrée dans votre cercle, où plaisirs et forfaits se mêlaient, où punition et humiliation précédaient la satisfaction, je m'étais efforcée de discerner la vérité dans vos paroles, mais tout s'embrouillait et je ne m'y retrouvais plus. Je confondais si maladroitement le regard de possession avec celui de l'amour, les réprimandes avec les éloges, que bien vite, loin de concourir à votre célébrité, ma conduite vous fit tort.


Quelques maigres succès, de viles soubrettes, des juments parfois, ne suffisaient pas à me rendre digne d'une race telle que la votre. Mon consentement au plaisir, ma docilité, ma mièvrerie, eurent tôt fait de vous irriter : votre vanité ne pouvait trouver à se nourrir dans cette source trop joyeusement, trop innocemment abondante. J'offrais à tous ce que vous aviez cru découvrir par vos mérites miraculeux. Votre âme énervée trépignait mais votre passion pour moi tenait à l'obsession.

Oh ! avec toute autre femme, vous auriez bien vite été vengé ! Vous auriez surpassé aisément les désagréments causés. Votre courroux, mué en rage, eût été tel, que le couvent aurait fait, pour cette pauvre femme, une situation enviable. Las ! quelque chose en vous résistait, vous empêchait de déchaîner sur moi vos desseins diaboliques. Vous étiez devenu l'esclave de passions jusqu'alors inconnues, aussi mystérieuses que l'éclat soudain qui chatouillait la main aventureuse mais peu avertie, qui s'approchait de moi.

Il était trop tard alors, pour vous rappeler cette sentence : "Jamais vous n'êtes ni l’Amant ni l’ami d’une femme; mais toujours son tyran ou son esclave."


vendredi 21 août 2009

Les ombres errantes


Ma vie est un tourbillon. L'ordre des choses m'entraîne malgré moi. Je suis pris dans dans des faisceaux d'évènements dont les flux me sont inintelligibles. Tout bouge, se craquèle, s'enfuit sans que je puisse dire qui je suis. Il n'est plus guère de moment où je sois suffisamment maître de moi pour regarder cette vie et la coucher sur le papier. Je ne suis qu'ombre errante.



Le libertinage n'existe que dans le mouvement. Il est la circulation même. De corps en corps, j'éprouve des transports infinis. Mais une fois la marche enclenchée, il n'est plus possible de la prendre à rebours. Mes mémoires sont condamnées à s'étioler à mesure que mes plaisirs s'étendent.

Est-ce du Duc de Montmorency que je tiens ces souvenirs de plaisirs virils ? Me les aurait-il prodigués lors qu'il m'hébergea en son fief de Toulouse, il y a déjà bien longtemps ? Est-ce bien lui, cet ami si cher qu'il m'offrit même de partager sa chambre ?

Un instant. Cette suave douceur qui emplit mon être dès que je ferme les yeux, la dois-je plutôt à ce jeune israélite, Emmanuel de Rothschild, qui me reçut si magistralement, entre jeunes esclaves et jaunes pépites ?

Ce délice que j'imagine masculin n'est-il pas en fait la marque d'une de mes maîtresses les plus tumultueuses, qui malgré l'infériorité de son sexe se serait élevée à des tempêtes de chair à faire pâlir le dieu des mers ? Cette rageuse et abondante écume, dont l'apparente violence n'a d'égale que l'infinie douceur qu'on y éprouve lorsqu'on s'y abandonne, ne serait-elle pas celle de ma maudite épouse, la Duchesse de la Trémoïlle ?

J'erre inlassablement entre toutes ces bribes et peine à me rappeler qui fut quoi dans ma vie. C'est toujours le même principe qui anime ces souvenirs, et avant eux les actes dont ils sont la trace, et ainsi je ne p
uis plus les distinguer qu'avec grand peine, perdus qu'ils sont à l'intérieur de ce mouvement qui les dépasse tous, la soif de plaisir. Ma mémoire n'est plus cette figure quasi géométrique, aux subdivisions égales et ordonnées ; à la place s'est substituée une simple ligne, qui malgré sa supposée limpidité est en réalité d'une complexité sans bornes. Ma mémoire se perd dans un flux sans interruption, où chaque souvenir s'entremêle avec les autres, sans que je puisse dire quand il commence ou quand il finit.

N'est-ce pas finalement ce que je recherchais ? Cette droite sans début ni fin, tranchante comme un glaive dans sa plénitude, n'est-elle pas l'objectivation de ce furieux besoin qui me lance à chaque pas, la possession des corps ? Dans ce plein où toute différence est anéantie, trouvé-je finalement mon compte ? En voulant réduire tout corps au même, en le faisant mien, n'ai-je pas tissé de moi-même mon propre carcan ? Tout se ressemble, et rien ne m'émeut. Tout me navre.