dimanche 9 novembre 2008

L'adoubement, ou comment l'on devient chevalier


Je n’ai pas couché de mémoires en ces lieux depuis bien longtemps. Bien qu’irrémédiablement versé dans le passé, infiniment plus glorieux que nos époques décadentes, je connais parfois quelque sursaut de vie qui m’illusionne momentanément. Et c’est toujours avec une force implacable que ces espoirs découvrent la vanité qui les anime. Alors je reprends inlassablement le chemin de mon destin, dont le sens est inverse au temps qui coule ; je me rapproche peu à peu, sans jamais y parvenir, de ces moments éteints dont la grandeur et la pureté nous illuminent encore. Mon existence s’étiole, elle ne se déploie que dans le mythe.

Je me suis il y a peu rendu dans mes terres berrichonnes, accompagné par Madame la Duchesse et une de nos amies les plus exquises, Madame la Marquise de Sarabentshire. Objet de tous les désirs de notre couple méphistophélique, elle est la seule proie que nous n’avons jamais conquise. Telle Diane, vierge insoumise, elle présente ses appas sans oncques les offrir. Et à n’en pas douter, quiconque tenterait de la surprendre pour mieux la saisir, se verrait, tel un Actéon, métamorphosé en cerf prêt à être dévoré par ses chiens, par la magie de quelques gouttes d’eau.

Je ne puis le supporter. Mon voyage libertin ne peut connaître de limites. Ma débauche incessante est une ascèse mystique qui doit me conduire à la fin de toute souffrance. Je ne peux rester ainsi entravé. Après tout, qu’est-ce que la vertu ? La sévérité des femmes est un ajustement et un fard qu’elles ajoutent à leur beauté. Et ce sont les hommes qui veulent que les femmes soient vertueuses. C’est un raffinement de goût chez eux de devoir à leurs séductions l’anéantissement d’une chose qui leur a tant coûté à établir dans leur âme, et qui, de surcroît, leur sied bien.

Quelle ne fut pas ma surprise, sitôt muée en rage, quand je vis cette farouche beauté se laisser aller aux charmes d’un simple palefrenier, au fond d’une de mes étables, au milieu de mes immenses domaines ! Plongée au cœur de moi-même et de ma puissance, elle se donnait à un autre ! Et pourtant, dès que je la revis le soir même, sa candeur et son rire perlé me pétrifièrent, je fus comme charmé, incapable de perpétrer la vengeance que j’avais imaginée. Son amant allait donc payer pour son forfait.

Je fis mander ce pauvre diable. Est-il besoin de préciser qu’il se prénommait Guillaumin, n’ayant que faire de son être et de tout ce qui pourrait lui donner une quelconque individualité ? Quand il parut dans mes appartements, dans ses hardes crottées, le visage fermé par la peur, la tête hagarde, je me demandai si une telle chose pouvait véritablement exister, et prétendre au nom d’homme. Puis il releva doucement sa tête, osant à peine soutenir mon regard ; mais en ces quelques instants furtifs, où nos yeux se rencontrèrent, je fus ravi par sa sauvage beauté. Il approcha, à pas feutrés, craintifs, respectueux, et je me consumai de désir. Je découvris une de ses épaules, faisant ainsi glisser ce qui lui servait de chemise, et fit apparaître un corps qu’il me tardait d’étreindre.

Une telle beauté ne pouvait demeurer dans sa condition : quels plaisirs pourrait-il nous donner, une fois lavé de sa basse origine, gravitant par ses agrémens entre gens de biens et de plaisirs ! Je saisis mon épée, la portai à l’endroit opportun, et il la reçut avec grâce. Satisfait de sa soumission, je la retirai après quelque temps, et prestement lui apportai la sainte onction. Je vis par quelque signe qu’heureux de ce nouvel état, il méritait d’être élevé à une scène plus haute et plus noble. L’adoubement achevé, je le fis donc Chevalier d’Allix, l’attachant alors au service de la Marquise.

Par là j’espérais pouvoir accéder à l’amour de cette dernière, sans me douter que ma perfide épouse avait cherché, et réussi, à me devancer dans cette entreprise. Il y a de bons mariages, mais il n’y en a point de délicieux.

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