samedi 12 juin 2010

Guermantes Très Mouille


"Tellement distrait dans le monde que je n'appris que le surlendemain, par les journaux, qu'un orchestre tchèque avait joué toute la soirée et que, de minute en minute, s'étaient succédé les feux de Bengale, je retrouvai quelque faculté d'attention à la pensée d'aller voir le célèbre jet d'eau d'Hubert Robert.
Dans une clairière réservée par de beaux arbres dont plusieurs étaient aussi anciens que lui, planté à l'écart, on le voyait de loin, svelte, immobile, durci, ne laissant agiter par la brise que la retombée plus légère de son panache pâle et frémissant. Le XVIIIe siècle avait épuré l'élégance de ses lignes, mais, fixant le style du jet, semblait en avoir arrêté la vie ; à cette distance on avait l'impression de l'art plutôt que la sensation de l'eau. Le nuage humide lui-même qui s'amoncelait perpétuellement à son faîte gardait le caractère de l'époque comme ceux qui dans le ciel s'assemblent autour des palais de Versailles. Mais de près on se rendait compte que tout en respectant, comme les pierres d'un palais antique, le dessin préalablement tracé, c'était des eaux toujours nouvelles qui, s'élançant et voulant obéir aux ordres anciens de l'architecte, ne les accomplissaient exactement qu'en paraissant les violer, leurs mille bonds épars pouvant seuls donner à distance l'impression d'un unique élan. Celui-ci était en réalité aussi souvent interrompu que l'éparpillement de la chute, alors que, de loin, il m'avait paru infléchissable, dense, d'une continuité sans lacune. D'un peu près, on voyait que cette continuité, en apparence toute linéaire, était assurée, à tous les points de l'ascension du jet, partout où il aurait dû se briser, par l'entrée en ligne, par la reprise latérale d'un jet parallèle qui montait plus haut que le premier et était lui-même, à une plus grande hauteur, mais déjà fatigante pour lui, relevé par un troisième. De près, des gouttes sans force retombaient de la colonne d'eau en croisant au passage leurs soeurs montantes et, parfois, déchirées, saisies dans un remous de l'air troublé par ce jaillissement sans trêve, flottaient avant d'être chavirées dans le bassin. Elles contrariaient de leurs hésitations, de leur trajet en sens inverse, et estompaient de leur molle vapeur la rectitude et la tension de cette tige, portant au-dessus de soi un nuage oblong fait de mille gouttelettes, mais en apparence peint en brun doré et immuable, qui montait, infrangible, immobile, élancé et rapide s'ajouter aux nuages du ciel. Malheureusement un coup de vent suffisait à l'envoyer obliquement sur la terre ; parfois même un simple jet désobéissant divergeait et, si elle ne s'était pas tenue à une distance respectueuse, aurait mouillé jusqu'aux moelles la foule imprudence et contemplative.
Un de ces petits accidents, qui ne se produisaient guère qu'au moment où la brise s'élevait, fut assez désagréable. On avait fait croire à Mme d'Arpajon que le duc de Guermantes - en réalité non encore arrivé - était avec Mme de Surgis dans les galeries de marbre rose où on accédait par la double colonnade, creusée à l'intérieur, qui s'élevait de la margelle du bassin. Or, au moment où Mme d'Arpajon allait s'engager dans l'une des colonnades, un fort coup de chaude brise tordit le jet d'eau et inonda si complètement la belle dame que, l'eau dégoulinant de son décolletage dans l'intérieur de sa robe, elle fut aussi trempée que si on l'avait plongée dans un bain. Alors non loin d'elle, un grognement scandé retentit assez fort pour pouvoir se faire entendre à toute une armée et pourtant prolongé par périodes comme s'il s'adressait non pas à l'ensemble, mais successivement à chaque partie des troupes ; c'était le grand-duc Wladimir qui riait de tout son coeur en voyant l'immersion de Mme d'Arpajon, une des choses les plus gaies, aimait-il à dire ensuite, à laquelle il eût assisté de toute sa vie."

vendredi 2 octobre 2009

Et le verbe s'est fait chair (L'Assemblée divine, 1)


Je n'eus pas le temps de fuir - cette silhouette énervée, dégingandée, presque machinale, se rapprocha de moi d'un pas que rien n'aurait pu arrêter. La cadence de ses gestes, en un formidable crescendo, émit un cliquetis insoutenable, et en un instant ce drôle d'être se planta devant moi. Miraculeusement parvenu à l'état d'inertie, il ne se donnait plus à voir comme automate ; c'était bien homme qui se tenait là. À vrai dire, cette créature mérite si peu ce nom qu'aujourd'hui encore j'ai grand peine à reconnaître en lui un semblable. Non que son extraction diffère grandement de la mienne, ou que ses plaisirs le mènent en des lieux où mon affection ne pénètre pas. L'immense gloire de mon nom est la plupart du temps l'unique instrument de ma distinction : comment ne pas voir partout valets et soubrettes lorsque mon corps va précédé de ces quatre mots, Duc de la Trémoïlle, qui sont à la fois mon essence et ma puissance ? Mais l'altérité que je fus forcé d'expérimenter ce jour-ci était d'un tout autre ressort. Devant ce Christiano de Heredia, à maints égards mon pair et mon complice, je ne pus que trembler devant la marche folle que notre Seigneur impose à sa Création.

Formé d'éléments quasi-géométriques et disjoints, cet assemblage de membres à figure humaine semblait venu sur Terre pour y propager l'effroi. La pièce centrale, un long rectangle cadenassé par d'étroites épaules, peinait à faire tenir les quatre cylindres qui partaient de lui comme d'un foyer. Ces derniers étaient tellement disparates qu'on ne pouvait guère apercevoir qu'il s'agissait là de deux paires de parties semblables. Cet ensemble pathétique, également affublé d'une sphère gigantesque qui trônait sur le reste par un mystérieux hasard, était recouvert de hardes qui, eussent-elles été de la plus noble et stupéfiante facture, n'auraient pu réparer les dommages irréversibles que la Nature avait infligée à ce pauvre diable. Et par une de ces secrètes harmonies que l'éternel flux des choses chérit, ces loques coïncidaient totalement avec le personnage qui les portait, de sorte que l'accord parfait qui se tenait devant moi était au plus haut point celui de la hideur.

L'apparition m'adressa gaillardement la parole, qui, bien que portée par un organe que d'aucuns diraient putride, était douce, assurée, pénétrante. Elle se déployait dans un espace d'une parfaite homogénéité, où le mot et l'idée étaient proprement indivis. Fermant les yeux, limitant autant que faire se peut l'activité de mes sens autres que l'ouïe, je me laissai bercer par ce flux aérien qui semblait être les choses mêmes et non pas leur image. Empli de cette certitude, insensible à tout ce qui n'était pas le verbe, je ne vis ni ne sentis la main - sec ovale effilé prolongeant l'un de ces cylindres - qui courait sur ma cuisse. Serpent devant son fakir, j'avais basculé dans un monde où mon corps s'était irrémédiablement détaché de mon être.

Puis subitement la parole s'éteignit, touchée dans ce qui lui donnait vie, car la main s'était retirée, comme piquée à vif par un venin que j'aurais sécrété, et je revins lentement à moi. Les sens brouillés, amalgamés, lancés, je ne pus d'abord qu'entendre un cliquetis allant crescendo, avant de voir la carcasse débile qui l'émettait disparaître au loin.


mercredi 2 septembre 2009

Boire à la source


Sans doute, Duc, me croyiez vous coeur digne d'être formé. Mais, pour ne pas déployer en vain d'aussi grands talents, pour en obtenir le succès que vous vous en promettiez, il fallait auparavant accompagner votre jeune novice avec plus de soin. Entrée dans votre cercle, où plaisirs et forfaits se mêlaient, où punition et humiliation précédaient la satisfaction, je m'étais efforcée de discerner la vérité dans vos paroles, mais tout s'embrouillait et je ne m'y retrouvais plus. Je confondais si maladroitement le regard de possession avec celui de l'amour, les réprimandes avec les éloges, que bien vite, loin de concourir à votre célébrité, ma conduite vous fit tort.


Quelques maigres succès, de viles soubrettes, des juments parfois, ne suffisaient pas à me rendre digne d'une race telle que la votre. Mon consentement au plaisir, ma docilité, ma mièvrerie, eurent tôt fait de vous irriter : votre vanité ne pouvait trouver à se nourrir dans cette source trop joyeusement, trop innocemment abondante. J'offrais à tous ce que vous aviez cru découvrir par vos mérites miraculeux. Votre âme énervée trépignait mais votre passion pour moi tenait à l'obsession.

Oh ! avec toute autre femme, vous auriez bien vite été vengé ! Vous auriez surpassé aisément les désagréments causés. Votre courroux, mué en rage, eût été tel, que le couvent aurait fait, pour cette pauvre femme, une situation enviable. Las ! quelque chose en vous résistait, vous empêchait de déchaîner sur moi vos desseins diaboliques. Vous étiez devenu l'esclave de passions jusqu'alors inconnues, aussi mystérieuses que l'éclat soudain qui chatouillait la main aventureuse mais peu avertie, qui s'approchait de moi.

Il était trop tard alors, pour vous rappeler cette sentence : "Jamais vous n'êtes ni l’Amant ni l’ami d’une femme; mais toujours son tyran ou son esclave."


vendredi 21 août 2009

Les ombres errantes


Ma vie est un tourbillon. L'ordre des choses m'entraîne malgré moi. Je suis pris dans dans des faisceaux d'évènements dont les flux me sont inintelligibles. Tout bouge, se craquèle, s'enfuit sans que je puisse dire qui je suis. Il n'est plus guère de moment où je sois suffisamment maître de moi pour regarder cette vie et la coucher sur le papier. Je ne suis qu'ombre errante.



Le libertinage n'existe que dans le mouvement. Il est la circulation même. De corps en corps, j'éprouve des transports infinis. Mais une fois la marche enclenchée, il n'est plus possible de la prendre à rebours. Mes mémoires sont condamnées à s'étioler à mesure que mes plaisirs s'étendent.

Est-ce du Duc de Montmorency que je tiens ces souvenirs de plaisirs virils ? Me les aurait-il prodigués lors qu'il m'hébergea en son fief de Toulouse, il y a déjà bien longtemps ? Est-ce bien lui, cet ami si cher qu'il m'offrit même de partager sa chambre ?

Un instant. Cette suave douceur qui emplit mon être dès que je ferme les yeux, la dois-je plutôt à ce jeune israélite, Emmanuel de Rothschild, qui me reçut si magistralement, entre jeunes esclaves et jaunes pépites ?

Ce délice que j'imagine masculin n'est-il pas en fait la marque d'une de mes maîtresses les plus tumultueuses, qui malgré l'infériorité de son sexe se serait élevée à des tempêtes de chair à faire pâlir le dieu des mers ? Cette rageuse et abondante écume, dont l'apparente violence n'a d'égale que l'infinie douceur qu'on y éprouve lorsqu'on s'y abandonne, ne serait-elle pas celle de ma maudite épouse, la Duchesse de la Trémoïlle ?

J'erre inlassablement entre toutes ces bribes et peine à me rappeler qui fut quoi dans ma vie. C'est toujours le même principe qui anime ces souvenirs, et avant eux les actes dont ils sont la trace, et ainsi je ne p
uis plus les distinguer qu'avec grand peine, perdus qu'ils sont à l'intérieur de ce mouvement qui les dépasse tous, la soif de plaisir. Ma mémoire n'est plus cette figure quasi géométrique, aux subdivisions égales et ordonnées ; à la place s'est substituée une simple ligne, qui malgré sa supposée limpidité est en réalité d'une complexité sans bornes. Ma mémoire se perd dans un flux sans interruption, où chaque souvenir s'entremêle avec les autres, sans que je puisse dire quand il commence ou quand il finit.

N'est-ce pas finalement ce que je recherchais ? Cette droite sans début ni fin, tranchante comme un glaive dans sa plénitude, n'est-elle pas l'objectivation de ce furieux besoin qui me lance à chaque pas, la possession des corps ? Dans ce plein où toute différence est anéantie, trouvé-je finalement mon compte ? En voulant réduire tout corps au même, en le faisant mien, n'ai-je pas tissé de moi-même mon propre carcan ? Tout se ressemble, et rien ne m'émeut. Tout me navre.


lundi 10 novembre 2008

Vénus de la Très Mouille


J'ai reçu il y a peu une missive fort intéressante de mon amie le Professeur Sandjou de la Sylvette. Je la reproduis ici pour que tous les gueux s'attellent à sa lecture, et participent ainsi à ma gloire.


J’ai le plaisir de vous informer de l’existence d’une sculpture de la plus haute importance scientifique et artistique, découverte lors de fouilles récentes effectuées sur la commune de Montsalvy, située à cheval sur les départements du Cher et du Doubs.

En effet, lors d’une récente campagne géologique, menée pour comprendre le mécanisme encore aujourd’hui inexpliqué des flux et jets d’une source locale, l’équipe de géologues a exhumé, à proximité des ruines d’un édicule orné d’un étrange blason, une sculpture en bronze ancien, d’excellente facture et en bon état de conservation.

La Faculté ayant été saisie de cette découverte, j’ai été mandaté pour diriger les travaux de dégagement et d’étude de ce trésor archéologique, qui fait actuellement l’objet de plusieurs thèses de mes étudiants.

Cette sculpture, modelée avec art par une main anonyme, figure une nymphe, comme en atteste l’attribut : la poudrette, et l’attitude typique des figures féminines de cette époque. La déesse, fortement callipyge, se tient debout, et légèrement fléchie sur ses jambes, elle se tourne en une gracieuse torsion, pour colorer à l’aide d’une houppette chargée de poudre, les forts volumes du bas de son dos. Les travaux récents du Pr Brodi ont confirmé que cette pratique rituelle était usuellement pratiquée dans les colonies de naïades arboricoles et dryades aquatiques qui ont peuplé la région pendant toute la période de la préhistoire. Cependant la sculpture leur est largement postérieure, et, comme le style et la facture le suggèrent, pourrait dater de l’époque byzantine de la grande conquête, lorsqu’une bande de virils guerriers, probablement numides, fit main basse sur les fiefs des Seigneurs de Montsalvy, et y fondèrent leur dynastie.

Notre thèse est confortée par la légende locale qui rapporte que les envahisseurs sans nom, leur forfait accompli, ayant été s’abreuver à la source, et sacrifier aux mânes de la déesse dont ils pratiquaient le culte, y furent victimes d’un de ces jets subits et de fort débit, caractéristique de cette source, et dus a une particularité géologique locale, dont on cherche encore à déterminer les mécanismes.

Le fait est que, d’après l’histoire, le chef de cette tribu d’envahisseurs, adepte du culte d’Aphrodite, fut trempé de la tête aux pieds, et s’écria en langue franche qu’il maîtrisait encore mal : "Vénus, ô Vénus ! toi me très mouille !". A ce mot la source émit un jet si puissant que toute la horde fut aspergée. Ce hasard de circonstance fut considéré comme la marque d’un signe divin, et la horde décida de l’érection, sur le site même de la source, d’un temple consacré à leur déesse : la Vénus dite de Très Mouille, et d’en prendre le nom.


dimanche 9 novembre 2008

L'adoubement, ou comment l'on devient chevalier


Je n’ai pas couché de mémoires en ces lieux depuis bien longtemps. Bien qu’irrémédiablement versé dans le passé, infiniment plus glorieux que nos époques décadentes, je connais parfois quelque sursaut de vie qui m’illusionne momentanément. Et c’est toujours avec une force implacable que ces espoirs découvrent la vanité qui les anime. Alors je reprends inlassablement le chemin de mon destin, dont le sens est inverse au temps qui coule ; je me rapproche peu à peu, sans jamais y parvenir, de ces moments éteints dont la grandeur et la pureté nous illuminent encore. Mon existence s’étiole, elle ne se déploie que dans le mythe.

Je me suis il y a peu rendu dans mes terres berrichonnes, accompagné par Madame la Duchesse et une de nos amies les plus exquises, Madame la Marquise de Sarabentshire. Objet de tous les désirs de notre couple méphistophélique, elle est la seule proie que nous n’avons jamais conquise. Telle Diane, vierge insoumise, elle présente ses appas sans oncques les offrir. Et à n’en pas douter, quiconque tenterait de la surprendre pour mieux la saisir, se verrait, tel un Actéon, métamorphosé en cerf prêt à être dévoré par ses chiens, par la magie de quelques gouttes d’eau.

Je ne puis le supporter. Mon voyage libertin ne peut connaître de limites. Ma débauche incessante est une ascèse mystique qui doit me conduire à la fin de toute souffrance. Je ne peux rester ainsi entravé. Après tout, qu’est-ce que la vertu ? La sévérité des femmes est un ajustement et un fard qu’elles ajoutent à leur beauté. Et ce sont les hommes qui veulent que les femmes soient vertueuses. C’est un raffinement de goût chez eux de devoir à leurs séductions l’anéantissement d’une chose qui leur a tant coûté à établir dans leur âme, et qui, de surcroît, leur sied bien.

Quelle ne fut pas ma surprise, sitôt muée en rage, quand je vis cette farouche beauté se laisser aller aux charmes d’un simple palefrenier, au fond d’une de mes étables, au milieu de mes immenses domaines ! Plongée au cœur de moi-même et de ma puissance, elle se donnait à un autre ! Et pourtant, dès que je la revis le soir même, sa candeur et son rire perlé me pétrifièrent, je fus comme charmé, incapable de perpétrer la vengeance que j’avais imaginée. Son amant allait donc payer pour son forfait.

Je fis mander ce pauvre diable. Est-il besoin de préciser qu’il se prénommait Guillaumin, n’ayant que faire de son être et de tout ce qui pourrait lui donner une quelconque individualité ? Quand il parut dans mes appartements, dans ses hardes crottées, le visage fermé par la peur, la tête hagarde, je me demandai si une telle chose pouvait véritablement exister, et prétendre au nom d’homme. Puis il releva doucement sa tête, osant à peine soutenir mon regard ; mais en ces quelques instants furtifs, où nos yeux se rencontrèrent, je fus ravi par sa sauvage beauté. Il approcha, à pas feutrés, craintifs, respectueux, et je me consumai de désir. Je découvris une de ses épaules, faisant ainsi glisser ce qui lui servait de chemise, et fit apparaître un corps qu’il me tardait d’étreindre.

Une telle beauté ne pouvait demeurer dans sa condition : quels plaisirs pourrait-il nous donner, une fois lavé de sa basse origine, gravitant par ses agrémens entre gens de biens et de plaisirs ! Je saisis mon épée, la portai à l’endroit opportun, et il la reçut avec grâce. Satisfait de sa soumission, je la retirai après quelque temps, et prestement lui apportai la sainte onction. Je vis par quelque signe qu’heureux de ce nouvel état, il méritait d’être élevé à une scène plus haute et plus noble. L’adoubement achevé, je le fis donc Chevalier d’Allix, l’attachant alors au service de la Marquise.

Par là j’espérais pouvoir accéder à l’amour de cette dernière, sans me douter que ma perfide épouse avait cherché, et réussi, à me devancer dans cette entreprise. Il y a de bons mariages, mais il n’y en a point de délicieux.

mercredi 15 octobre 2008

La poudre aux yeux, ou l'ultime faveur.


La gloire de mon nom se confond avec son passé. Je jette mon regard par-dessus les siècles, et j'y vois la lente agonie d'un sang héroïque. Je sais que je suis une fin de race. Je ne fuis pas mon destin : je me plonge dans la décadence et révère avec mélancolie les honneurs éteints. Désormais les gueux m'entourent, se pressent contre moi, mêlent leur souffle au mien : qui peut encore dire ce qui me sépare d'eux ? A force de les côtoyer, je leur ressemble. Ma vanité s'étouffe.

Je charrie le poids des siècles passés. Ils se rappellent à moi de toutes les manières. Ils me troublent et dévient mes actes.

J'ai reçu hier soir une jeune amie italienne, Angela, Marquise de Castel Gandolfo. La finesse de sa taille, la blancheur de sa gorge, l'exquis rose de ses joues, tout cela allié à une parure de la plus grande magnificence, ont promptement fait de moi son humble serviteur. Les Italiennes ont du tempérament, loin de la rigueur et sévérité des Françaises, que j'ai maintes fois éprouvées, et portent en elles une puissance qui leur fait emplir l'espace d'un seul coup d'oeil. Lorsqu'elle parut, il n'y eut plus qu'elle, et pour la saisir, il ne pouvait y avoir que moi. Le regard méditerranéen fait en effet croire à chaque homme qu'il en est l'objet. Cette illusion ne m'a pas épargné.

Fort heureusement, elle ne fut guère farouche, et l'entreprendre fut assez aisé. Ma auguste mine n'y fut sans doute pas pour rien, tout comme mon habillement, qui ne faisait mentir aucune partie de mon corps. D'une force incomparable quelques instants au paravant, dans mes bras elle ne fut plus que douceur et lascivité. Je l'amenai dans quelque alcôve de mes appartements et commençai à la déshabiller savamment. Je vis paraître son cou, puis surgit sa nuque, ensuite se déploya un dos semblable à l'albâtre, enfin elle ne me refusa pas la vue de son séant.

Et là, les siècles m'engloutirent.

Seul le XVIIIè a su envelopper la femme d'une atmosphère vicieuse, contournant les meubles sous la forme de ses charmes, imitant les contractions de ses plaisirs, les volutes de ses spasmes, avec les ondulations, les tortillements du bois et du cuivre, épiçant la langueur sucrée de la blonde, par son décor vif et clair, atténuant le goût salé de la brune, par des tapisseries aux tons douceâtres, aqueux, presque insipides.
Et surtout, seul ce siècle a déclaré l'identité entre la joue et la croupe ; il les a fait toutes deux roses, au milieu de la blanche douceur. On poudre demi-lunes et pommettes.


Face à cette découverte, qui une nouvelle fois me faisait traverser les âges, me rappelant l'immense fortune amoureuse de ma noble famille, je restai un instant interdit. Puis je décidai de prendre mon plaisir comme je l'avais entendu.

Je battis des paupières. Je clignai des yeux.

Ce plaisir délicieux, cette faveur ultime, laquelle elle est, tu l'auras sans peine deviné, ô
lecteur, hypocrite lecteur...